La
deuxième nuit avait pourtant bien commencé. L'air était doux, les
trottoirs secs, et il faisait même encore un peu jour lorsqu'il
l'avait retrouvée devant le guichet du cinéma. Elle avait recouvert
ses lèvres de rouge et c'était joli, mais il se demandait ce qu'il
se passerait quand il l'embrasserait. Sa bouche deviendrait-elle
rouge, elle aussi ? Il songea que ça ne le dérangerait pas. Sur lui
aussi, ça devait être joli. Tout lui allait.
Comme tout le monde,
ils parlèrent des murs qui s'étaient mis à apparaître un peu
partout dans la ville. Personne ne les voyait se faire construire.
Avant il n'y avait rien et subitement il y avait un mur, toujours les
mêmes murs tranquilles, sûrs d'être dans leur bon droit. Le parc
Debelleyme avait vu sa fontaine isolée de son manège par un long
mur, peut-être le plus long.
- Non, le plus long c'est celui de l'avenue Chapon. Au lieu de barrer la rue, il la sépare en deux dans le sens de la longueur.Elle n'avait pas l'air spécialement impressionnée par ces histoires de murs. Elle n'avait pas l'air spécialement impressionnée par grand-chose d'une manière générale. Elle avait de longs silences qu'il trouvait très beaux. Le film racontait une histoire de trompettiste vengeresse, et penchés l'un vers l'autre dans leurs sièges ils s'embrassèrent beaucoup.
- Mais alors, on peut passer quand même ?
- Non, il est très légèrement de biais. Il rejoint les bords de l'avenue des deux côtés.
Des murmures les accueillirent
en sortant : un nouveau mur avait poussé pendant la séance, juste à
côté du cinéma, produisant un embouteillage conséquent. Ils se
faufilèrent à travers la foule que zébraient les phares des
voitures, il faisait tout à fait nuit à présent. Elle le regardait
d'un air amusé en allumant une cigarette.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Tu as du rouge à lèvres, là.
Le
bar était bondé et très bruyant, ils se retrouvèrent serrés
contre un pilier, tentèrent de converser en criant par-dessus le
brouhaha. Ils n'entendaient rien du tout alors à la place ils burent
et s'embrassèrent encore un peu, en riant de n'entendre rien du
tout. Quelqu'un était déguisé en indien. Soudain son sourire à
elle disparut alors qu'elle fixait l'écran de son téléphone
portable.
- Qu'est-ce qu'il y a ?, cria-t-il
- C'est Blanche, elle est enfermée.
- Qui est Blanche ?
- Ma soeur ! Elle est enfermée chez elle, il y a un un mur devant sa porte.
Elle
avait l'air affolé et ramassa précipitamment son manteau.
- Il faut que j'y aille !
- Comment ?
Il
avait très bien entendu mais il était dépité. Elle allait
vraiment s'en aller ? Ce n'était pas du tout prévu. Il maudit cette
Blanche qui avait eu la détestable idée d'habiter au mauvais
endroit, mais déjà un baiser lui était planté sur la joue, et
elle était partie, petit point inquiet dans la foule des petits
points éméchés. Il songea que si un mur avait fleuri devant chez
Blanche, elle ne pourrait pas plus y entrer que Blanche ne pouvait en
sortir.
Alors qu'il se résignait à rentrer chez lui la nuit à
peine entamée, il entendit son nom crié derrière lui. C'était des
amis à lui dont il rejoint l'hilarité et avec lesquels il resta
finalement quelques heures et but généreusement. Il ne remarqua pas
que le bar se vidait. Avec lui ne restait qu'une vague connaissance
passablement ivre. Lui aussi était ivre mais il continuait à boire,
obstinément, jusqu'à la nausée; et quand la nausée vint il but
encore. Il se retrouva dehors sans se souvenir d'être sorti, puis
sur l'avenue Chapon sans savoir comment et marcha tout le long du mur
en diagonale qu'elle hébergeait sans savoir pourquoi c'était si
important. Il avait comme quelque chose qui battait dans sa gorge et
sa bouche balbutiait des mots imaginaires.